Ben-Aknoun
Souvenirs de lycée

Michel Dromigny : « Je te fais parvenir, avec son autorisation, ce texte écrit par Jérôme Péllissier-Tanon, l'un de nos Grands Anciens devenu un éminent Polytechnicien .
Il relate avec une grande justesse et beaucoup de finesse les faits et l'ambiance générale du Lycée de Ben Aknoun à partir de 1944.45 (7e) jusqu'en 1950.51(1e) .
Seuls les noms ont été changés ainsi que certaines situations .
Autrement dit : Quand la fiction rejoint la réalité ! »

mise sur site le 21-8-2010

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Extraits d'un texte non publié, que le lecteur aurait bien tort de rapprocher de ses propres souvenirs. Les similitudes qu'il pourrait y trouver seraient le fruit du hasard.

Octobre 1944

Les écoles et les lycées furent restitués à temps pour assurer la rentrée. Albert et Guillaume furent inscrits au lycée de Ben Makach, en principe réservé aux pensionnaires, mais qui acceptait en externes ou demi-pensionnaires les enfants des Puits. Pour ceux-ci, il y avait aussi une huitième et une septième. Ainsi les deux garçons ne furent pas séparés et purent affronter ensemble leurs nouvelles conditions de vie.

Etre en classe toute la journée, ils n'en avaient fait l'expérience que deux mois à leur arrivée aux Puits. Se retrouver dans un bahut avec plusieurs centaines d'élèves de tous âges, c'était nouveau pour eux. Mais quel bahut !

A trois kilomètres des Puits, en pleine campagne, le lycée était au cœur d'un parc de cent hectares. Les élèves, déposés au terminus du trolley, franchissaient un vaste portail en un groupe compact qui s'effilochait tout au long d'une allée interminable, rectiligne, bordée de vieux mûriers. Le lycée, dissimulé par la végétation, n'apparaissait sur la gauche qu'à la fin de cette longue marche. Franchi un hall spacieux, territoire du surveillant général, on accédait à une galerie couverte qui desservait sur la droite un bâtiment à deux niveaux : classes au rez-de-chaussée et dortoirs à l'étage. Sur la gauche, une vaste cour ombragée de quelques beaux arbres et son préau étaient bordés sur deux côtés de murs élevés, infranchissables. Un autre bâtiment à deux étages flanquait le dernier côté, lui tournant le dos pour s'ouvrir sur la cour suivante. Au total les bâtiments disposés en croix de Lorraine et leurs six cours formaient le dispositif austère du lycée. La première cour était dévolue aux externes de la huitième à la cinquième, enfants des Puits à qui on épargnait ainsi le rude contact des pensionnaires venus du fond du bled. Les petits pensionnaires de sixième et cinquième étaient avec leurs quatre classes dans la deuxième cour. A partir de la quatrième, externes et pensionnaires étaient mélangés, la distinction entre les classes se faisant par les programmes.

Par mesure d'exception, des filles étaient admises en externat. Elles étaient une demi-douzaine dans chaque classe et pour la plupart, fort sages.

Monsieur Tadéi allait atteindre sa soixante-cinquième année, la dernière de sa longue carrière d'instituteur. Les enfants avaient un grand respect pour lui, que Guillaume poussait jusqu'à la véné-ration. Il travailla de son mieux, non par ambition mais pour mériter son estime. En cela, il partageait ses vues avec Abard, la fille du propriétaire du Grand Café, et cette émulation faisait d'eux, à tour de rôle, la meilleure ou le meilleur de la classe. Sur un point, Abard lui était très supérieure : l'écriture, qu'elle avait parfaite. Avait-elle un prénom ? Non, pas plus qu'aucun des autres enfants. A l'école, au lycée, on ne connaissait ses camarades que par leur nom, c'était la marque d'un rapport d'égalité. Parfois un sobriquet était la preuve d'une certaine popularité.

Monsieur Tadéi était le modèle de l'instituteur républicain. Français d'Algérie depuis plusieurs générations, il n'avait pas le moindre doute sur la légitimité de la présence française au Maghreb. Il en était, pensait-il, la vivante illustration. Les quelques musulmans de la classe, fils de la petite bourgeoisie des Puits, étaient à ses yeux aussi français que les autres et il ne voyait aucun abus à leur faire chanter à l'unisson de leurs copains une chanson de marche du temps de la conquête :

Pan pan l'Arbi
Les chacals sont par ici
Les chacals et les vitriers
N'ont jamais laissé l'colon nu-pieds

( … )


Octobre 1945

La rentrée à Ben Makach se fit comme avant guerre. Tout était enfin en ordre de marche. Les derniers souvenirs de l'hôpital américain avaient disparu sous un badigeon virginal, le mobilier avait été restauré, il ne manquait pas un encrier de porcelaine dans les trous des tables, le plein d''encre violette avait été fait. Le parc avait retrouvé sa fraîcheur, les empreintes des baraquements avaient été effacées par la végétation.

Pour Albert et Guillaume, qui rentraient l'un, en troisième, l'autre, en cinquième, le plus grand changement fut l'usage du vélo pour faire leur aller et retour quotidien. Par le chemin Antique, une charmante route de campagne, ils ralliaient leur bahut en dix minutes d'un effort joyeux au lieu d'aller chercher le trolleybus à son arrêt au cœur des Puits, de l'attendre au milieu des enfants agités, de s'y faire bousculer pendant un bon quart d'heure, d'achever le périple par la longue marche depuis le portail du parc. Quelle joie de narguer les copains lorsqu'il leur advenait de dépasser la colonne en mouvement ! Fort peu d'enfants venaient à vélo comme eux. Fort peu, à vrai dire, avaient des parents aussi libéraux que Jules et Julie. Leur confiance était justifiée, car pendant les cinq ans qui suivirent, tout se passa bien, ou presque. Guillaume eut des démêlés avec un adolescent arabe, qui trainait la savate dans Ben makach et qui chercha à le rançonner, un jour où il sortait seul du lycée. L'ayant arrêté, il lui réclama de l'argent ; Guillaume n'en avait pas. Comme cette simple affirmation ne satisfaisait pas le percepteur autoproclamé, il se fit menaçant mais Guillaume, vif comme l'éclair, réussit à filer. Il retint les menaces que l'autre proféra dans son dos. Dans les semaines qui suivirent, il examinait attentivement les environs avant de traverser Ben Makach. Plusieurs fois, l'apercevant, l'autre hurlait en courant vainement après lui. Avec le temps, il renonça à son manège. Peut-être cela n'avait-il été qu'un jeu ? Si tel avait été le cas, il n'avait pas du tout amusé Guillaume. Il n'en avait pas parlé à ses parents, car le souvenir de sa dénonciation calomnieuse au cours du séjour chez le pasteur Rodier pesait toujours sur sa conscience. Mais Albert, informé, avait veillé à faire route avec lui aussi souvent qu'il l'avait pu.

Les pensionnaires, deux fois plus nombreux que les externes, comportaient une bonne proportion d'élèves musulmans. Dès la classe de quatrième, Albert puis Guillaume apprirent à cohabiter avec eux sur un plan de stricte égalité. Le dire ainsi déforme la réalité. En fait, ils eurent affaire à une grande diversité parmi leurs camarades de classe. Des frankaoui comme eux, parlant avec " l'accent de Paris ", il y en avait peu, cinq peut-être dans une classe de quarante. Les européens d'Algérie, à l'accent pataouète plus ou moins appuyé, faisaient une moitié de la classe. Encore aurait-on pu rechercher le particularisme de chacun suivant la consonance de son nom, qui suggérait une origine métropolitaine, espagnole, italienne, ou même polonaise ou cosaque ! Les juifs d'Algérie étaient en nombre égal aux frankaoui. Et les musulmans, arabes ou kabyles, faisaient un quart de l'effectif.

Une autre distinction pouvait se faire : ceux des villes et ceux de la campagne. Ces derniers, fils de colons et de caïds, s'imposaient aux autres. Le plus souvent en retard dans leur scolarité, ils avaient une sérieuse avance dans l'expérience de la vie, acquise au contact des réalités du bled. Ils ne faisaient aucun complexe de leurs difficultés scolaires, sûrs de la vacuité des connaissances livresques et tout aussi sûrs du destin qui les attendait : ils succèderaient à leur père. Combien étaient-ils ? une dizaine. Plus grands et plus forts, ils dominaient bénignement le reste de la classe, ayant du respect pour le savoir, même si cela ne les concernait pas. C'est parmi eux cependant qu'émergeait le plus souvent le premier en éducation physique. Parmi ceux des villes, il était possible de reconnaître de menues différences suivant qu'ils appartenaient à l'agglomération de la ville capitale ou qu'ils provenaient, pensionnaires pour la plupart, de bourgades ou petites villes de l'arrière-pays. Ils étaient presque tous des élèves zélés, pressés par leurs parents de faire leur chemin dans la société. Enfin, n'oublions pas que quelques filles des Puits complétaient l'effectif.

En fin de compte, la principale distinction se faisait entre les pensionnaires et ceux qui revenaient tous les jours chez eux, externes ou demi-pensionnaires. Les premiers partageaient bien plus que le temps scolaire, ils formaient une grande famille, pour le meilleur et pour le pire. Albert et Guillaume en étaient conscients, eux qui passaient la grande récréation après le déjeuner au milieu d'eux.

Cet enchevêtrement de particularités rendait improbable la formation de clans pratiquant l'exclusion ou l'ostracisme. Peut-être était-ce un modèle pour l'Algérie, irreproductible hélas. Il arri-vait cependant que des circonstances particulières fissent se dresser le spectre de l'affrontement, sinon de la haine.

Pendant la grande récréation, le milieu de chaque cour était réservé au foot. Dans les bordures et sous les préaux, face aux murs, on jouait passionnément à la pelote basque. Autour des arbres, se pratiquait le jeu du couteau et, dans des zones tranquilles à l'abri du mouvement, le jeu de billes trouvait refuge. Les équipes de foot se faisaient et se défaisaient sur un thème toujours différent : une classe contre une autre, une région contre une autre, ou bien des ag-glomérats sans règle de sélection apparente. Les en-fants désœuvrés constituaient un fond de specta-teurs, peu enclins à des démonstrations bruyantes. Pourtant, deux ou trois fois par an, un match opposait européens et musulmans, ou plutôt, pour parler le langage des enfants, français et arabes. L'ambiance changeait du tout au tout. Il s'agissait d'en découdre et personne ne s'y trompait. Les jeux dans les bordures n'étaient plus de mise, les spectateurs se muaient en supporters et leur nombre était inhabituel. Les surveillants étaient aux aguets. Au début du match, chacun s'efforçait à garder un comportement sportif, sinon chevaleresque, mais cela ne durait pas. Dès que deux joueurs en venaient aux mains, les surveillants se jetaient sur eux et les chassaient de la cour. On évitait ainsi le pire et c'était un soulagement pour tous lorsque la sonnerie annonçant le temps des études mettait fin à la confrontation. Ainsi était déchargé en une fois tout le ressentiment accumulé jour après jour à partir de querelles infimes ou de rancœurs inavouables.

Il advint à Guillaume d'être au centre d'une telle configuration, bien malgré lui. La course à pied était populaire parmi les enfants et les profs de gym en encourageaient la pratique. Ce jour-là, au début de la grande récréation, il fut décidé d'organiser une course-poursuite : le départ serait donné à tous les volontaires, qui partiraient ensemble et qui, faisant et refaisant le tour de la cour, seraient éliminés lorsqu'ils seraient rattrapés par les plus rapides. Il n'y aurait pas de limite de temps : que le meilleur gagne ! Guillaume, endurant, se retrouva au bout d'une demi-heure parmi la dizaine de rescapés, échelonnés sur le pourtour. Ceux qui se laissaient distancer, perdant tout espoir de recoller au peloton, abandonnaient. Et c'est ainsi qu'ils ne furent plus que quatre, plus que trois, plus que deux. Guillaume met-tait résolument ses foulées dans les foulées du premier. Alors, la rumeur passa de cour en cour :
- Y'a un arabe et un français qui se disputent à la course ! Viens Oir !
-Pas possib' ! L'Arabe y va gagner, c'est toujours les plus rapides.
-Ouais ! Mais c'est la course de résistance. I 'z'ont commencé au début de la récré et i' continuent jus-qu'à la fin si personne il abandonne.

Guillaume eut conscience que leur lutte n'était plus leur seule affaire, que tous deux devenaient les otages d'un enjeu qui les dépassait. Son rival, plus grand que lui et fin comme un sloughi, déroulait une foulée toute en souplesse. Courant dans son ombre, il veillait à économiser ses forces. Les spectateurs se mirent à leur prodiguer des conseils.
-Continue comme ça, Stambouli, il fatigue.
-Vas-y, Mansac, accroche-toi !
-Accélère ! Tu le décroches !
-C'est bien, ne le lâche pas !

Conseils inutiles par leur contenu mais combien réconfortants ! On n'est plus seuls, on court pour le public, on court pour un clan ! Stimulé par ses sup-porters, Stambouli accélère et prend quelques mètres d'avance. Guillaume soutient son rythme.
-Vas-y, Stambouli ! Vas-y, Stambouli !
-Tiens bon, Mansac, tiens bon, Mansac !

Les élèves, de plus en plus nombreux, scandent leurs encouragements, qui parviennent comme une drogue au cerveau des deux enfants. Les pions, voyant leurs cours désertées, ont rejoint l'arène. Stambouli se retourne, Guillaume n'est pas loin derrière lui. Il croyait l'avoir semé au prix de l'effort qu'il vient de faire. Du coup, il est découragé et reprend le train. Il entend la respiration de son rival et sent le rythme de ses foulées juste derrière lui. Il se retourne à nouveau et du bras, l'invite à prendre la tête. Guillaume est subjugué ! Jusque là suiveur, il devient rival. Quel honneur et quelle responsabilité ! Il lui faut maintenir le train, ni trop vite ni trop lentement. Ne pas gaspiller ses dernières ressources mais inspirer du respect à l'autre.
-I' reste dix minutes jusqu'à la sonnerie !
-Laisse-le mener, il va fatiguer !
-Reste derrière, attends avant de démarrer !

L'enjeu devient clair pour les deux vaillants coureurs : il s'agit d'avoir distancé l'autre quand la fin de la récré sonnera. Tenir et accélérer… Mais lequel aura le plus d'énergie ? Et quand démarrer ? Stambouli sera le plus rapide au sprint. Guillaume, s'il veut garder une chance, devra forcer le train avant la dernière minute, en pariant que l'autre est au bout du rouleau. Il lui fait signe de passer. Stambouli n'hésite pas. Et ainsi, sans ralentir, ils se relaient, comme deux camarades, tour après tour. Chacun guète le moindre signe de défaillance chez son adversaire et la promptitude à pendre le relais est une arme psychologique.
-Plus que cinq minutes !
-Plus que quatre minutes !
-Plus que trois minutes !

L'attentisme des enfants, malgré leur allure crâne, est le signe de leur fatigue. Que se passera-t-il ? L'un d'eux va-t-il s'effondrer avant même que l'autre n'ose accélérer ? La ligne d'arrivée virtuelle est l'affaire du surveillant qui déclenchera la sonnerie. L'angoisse monte chez les spectateurs, ils sont impatients du dénouement.
-Allez,Stambouli, c'est le moment ! Attaque !
-Allez, Mansac, écœure-le !

Ni l'un ni l'autre n'entendent les conseils, ils sont dans un état second, ils n'ont qu'une idée, tenir sans défaillir ! Les pions ont pris conscience du péril et décident d'arrêter la course sans attendre. Au passage des enfants, ils se mettent en travers et les empoignent fermement. Stambouli et Guillaume se débattent faiblement, comme pour laisser croire qu'ils ont encore du jus. Dans la cour, c'est la déception. Chacun, soutenant son héros, exigeait sa victoire. Pour tous, le sentiment prévaut qu'elle lui a été volée. Stentor, un pion surnommé ainsi pour sa voix forte et grave, interpelle la cour :
-Ils ont gagné tous les deux ! Ce sont des braves !
Il prend les deux braves par l'épaule :
-Serrez-vous la main !
Surpris, ayant à peine repris leur souffle, ils se font face pour la première fois et se serrent la main, puis disparaissent, happés par leurs supporters respectifs. La sonnerie retentit enfin, la cour se vide. On en parlera encore longtemps pendant les classes de l'après-midi.
Le professeur de Maths comprend qu'il s'est passé quelque chose. Plutôt que de prêcher dans le désert, il interrompt son cours.
-Bon, on va marquer une pause. Pourquoi toute cette agitation ?
-Mansac il a fait la course avec un élève qui s'appelle Stambouli. Ils ont couru pendant toute la récréation.
-Et alors ?
-Alors on voulait que Mansac il gagne.
-Moi je voulais que Stambouli il gagne !
-Et qui a gagné ?
-C'est Mansac !
-Non ! C'est Stambouli !
-Je n'y comprends rien. Mansac, tu as gagné ou tu as perdu ?
-Les surveillants nous ont arrêté et ils ont dit qu'on était ex-aequo.
-Et toi, qu'en penses-tu ?
-Je crois que si la course avait continué, j'aurais fini par perdre.
Consternation de la classe, massivement en faveur de Guillaume. La bonne foi et le respect de l'autre ne sont pas des sentiments courants. Le prof a dégonflé la baudruche et le cours reprend.

Cette affaire est arrivée aux oreilles de Domino, en réalité Dominique Corsi, directeur du Lycée. Désormais la course à pied sera interdite pendant les récréations.
Domino, comme l'appellent les élèves, est un personnage haut en couleurs. Petit, vif, sanguin, autoritaire, il ne laisse pas dériver sa barque. A lycée singulier, directeur singulier ! Il semble que ce soit le bon assemblage. Avant de prétendre afficher des ambitions pédagogiques, il faut faire régner l'ordre. Et que chaque professeur cultive son pré carré ! Il n'est pas homme à rester entre les quatre murs de son bureau. Quand on le voit patrouiller le long des galeries, on sait qu'il a une cible. Il se précipite sur un grand potache en blouse grise qui cherche à se dissimuler dans la colonne alignée en rangs par deux devant la porte de classe. Il lui saisit la joue entre le pouce et l'index ; il l'extrait du groupe et se met à lui secouer la tête en tous sens en l'invectivant.
-Archibut, qu'est-ce qu'on m'apprend ? Tu as eu zéro en français ! Et ton père qui m'a téléphoné person-nellement à ton sujet ! Tu veux lui faire de la peine, à ton père ? Tu veux lui faire de la peine ? Réponds !
-Euh …

Archibut, un grand flandrin qui pourrait bien renverser Domino si l'envie lui en prenait, subit l'assaut avec résignation. S'il avait quelque chose à répondre, comment le pourrait-il, avec sa mâchoire tordue par la prise de la brute ? Domino le lâche et reprend sa course. Le manège recommence un peu plus loin.
-Kharadine, tu as tabassé un petit.
-Non, m'sieur. C'est lui qui m'a agacé !
-Kharadine, même si tous les petits te montent sur le dos, tu les touches pas. Ca va finir par un malheur. C'est ça que tu cherches ? C'est ça ?
La tête de Kharadine va et vient. Lui aussi est résigné.
Toutes sortes de blagues courent au sujet de Domino. On prétend qu'il était directeur de prison et que l'administration pénitentiaire n'en voulait plus. On raconte aussi qu'il a fait le tour de tous les lycées du département d'Alger comme surveillant général et qu'on a fini par s'en débarrasser en lui assurant une promotion, alors que personne ne voulait prendre le poste.

Quant à ses ambitions pédagogiques, lorsque le proviseur du Grand Lycée, qui le coiffe, lui mute sans appel les enseignants qu'il trouve indignes de son établissement ? Parlons-en, des profs de Ben Makach! Pauvres hères, résignés à la voie de garage où on les a poussés. Ils forment une collection de têtes de Carnaval qui alimentent les récits cocasses des enfants. Binanaz, la minuscule prof d'Anglais, toujours soucieuse de parfaire l'accent de ses élèves, a gagné son surnom en faisant répéter quarante fois au même mauvais sujet le mot " bananes " dans la langue de Shakespeare. Lorsqu'elle ordonne un devoir sur table, elle en profite pour s'empiffrer d'un énorme sandwich de cochonnaille tout en corrigeant les cahiers ; les élèves gardent un œil sur elle : qui aura l'honneur d'une grosse auréole grasse, médaille qui vaut bien un premier prix ? Son tout petit chien l'attend sagement à la laisse à côté de la conciergerie. D'aucuns prétendent avoir vu son petit garçon à une autre laisse, un joli enfant noir tout frisé, fruit de ses amours avec un GI.

Son collègue Martinez est beau garçon. il a gardé l'allure du rugbyman qu'il était au temps de ses études. L'anglais le passionne moins que le noble sport et il n'est pas difficile d'orienter son cours vers l'art de la mêlée ou du placage, en français pour plus de clarté. Lorsque la classe est trop dissipée, il ordonne aux uns, aux autres ou à tous, pour le prochain cours, de copier cent fois une longue phrase, toujours la même, en Français. Comme un jour, par indolence, il a jeté ces brillants travaux en vrac dans la corbeille à papier, ils ont été pieusement récupérés et consciencieusement repassés, pour un deuxième et, qui sait ? Un troisième tour.
Tric-Trac, qui se déplace avec deux béquilles calées sous ses aisselles, a trouvé dans son affectation à Ben makach la solution à ses problèmes de déplacements et c'est pourquoi il a renoncé à son poste au Grand lycée. Avec lui, en une seule année, les élèves rattrapent quatre à cinq ans d'ignorance accumulée. Mais quelle chiourme ! Il entre dans la classe et s'installe à grand-peine à son bureau. Le silence est assourdissant ! Il pointe son doigt sur un élève, puis sur un autre.
-Tordjmann, mon père n'aurait-il pas été ?
-Euh… Would not my father have been.
-C'est bien. Bernadin, n'aurait-il pas été?
-Would… he not have been.
-C'est bien…
Ces deux-là, tout tremblants, s'en sont bien tirés. Mais d'autres trébucheront sur des questions de grammaire épineuses et devront copier cent fois la bonne réponse.

L'arabe est enseigné comme langue étrangère. Ainsi les principes universels de l'enseignement gaulois sont-ils respectés, sans que soit ignorée la spécificité de l'espace algérien. Il convient de préciser : l'arabe parlé et l'arabe écrit, qui s'écrivent l'un et l'autre. Le premier est la langue du Maghreb, le second est la langue du Coran. Ainsi en seconde et en première, ceux qui ont opté pour la section " B " peuvent choisir les deux langues arabes en plus du latin et du français, échappant ainsi à l'apprentissage de l'anglais et de l'allemand. Nom-breux sont les élèves musulmans qui font ce choix. Aucun enfant européen ne l'envisage, même pour une seule des deux. A quoi bon ? S'ils sont en ville, le français est de règle. S'ils vivent dans le bled, ils savent déjà les cinq cents mots nécessaires et suffisants.
-Moi je trouve que c'est pas juste. Pourquoi i'z'ont le droit de pas prendre les langues étrangères ?
-Ti as raison. Le bachot, avec ça, fissa, si i' se tapent une mauvaise note en français et en latin, i' se rattrapent avec l'arabe, i' le parlent depuis qu'i' sont nés.

Ce point de vue, souvent formulé, fait fi des efforts de quelque lettrés arabisants, dignes émules d'Isabelle Eberhardt, pour valoriser l'Islam et la cul-ture du Maghreb aux yeux des européens. Quant au kabyle, mieux vaut ne pas en parler.

Legrand dit le Mou et Gavot dit le Baveux se partagent la lanterne rouge de la nullité pédago-gique. Le premier est supposé enseigner l'histoire et la géographie. Cela consiste pour lui à lire d'une voix monocorde le cours qu'il a mis au point une fois pour toutes au début de sa carrière. Son seul effort additionnel est la correction des compositions. Elle apparaît si hâtive que l'on prétend qu'il note en fonction de l'échelonnement des copies dans son escalier, après qu'il en ait lancé la liasse du haut du palier. Au reste, il proclame : " je veux des copies de poids ! " Il n'aime pas les Arabes. Il le manifeste clairement par une décote particulière. Quant au Baveux, il ne mérite pas le traitement que lui infligent les enfants. Il est la victime expiatoire de ces petits monstres, toujours prêts à accabler les faibles. Il est terrorisé par sa classe qui le bombarde de bouts de craie quand il écrit au tableau. Enseigner lui est un cauchemar. Incapable d'aborder la litté-rature contemporaine, il se cantonne dans les textes classiques et l'on ânonne " les Femmes Savantes " ou " le Cid ". La pièce de Corneille paraît une pâle traduction du chef d'œuvre d'Edmond Brua, dont les élèves scandent les meilleures répliques, dominant la voix du Baveux.

L'Académie a affecté à Ben Makach un jeune ag-régé d'histoire et géographie, volontaire pour l'Algérie, venu de Lyon. Pour le punir de son outre-cuidance, on lui désigne ce poste ; et rame la galère ! Choupette, c'est le surnom que lui vaut son air de fort en thème trop gentil, se trouve en charge de classes réputées difficiles. Guillaume, qui est alors en troisième, en fait l'expérience. Les durs de la classe se frottent les mains et les autres se réjouissent à l'avance des joyeux événements qu'on leur promet. Un miracle se produit, Choupette en peu de temps transforme les gosses ignares en historiens et géographes éminents. Pourtant un jour, les cancres n'en peuvent plus de faire du zèle. Ils amorcent un chahut que reprend toute la classe. Choupette s'interrompt. Il les regarde avec commi-sération. Son message est clair : quelle déception pour lui d'avoir affaire à de pareils imbéciles ! Le silence revient sans qu'il ait dit un mot, sans qu'il ait fait un geste. Il n'y aura plus jamais de chahuts. Le sommet de son enseignement de géographie est la surimposition de la vallée du Rhône. Avec des croquis esquissés à grands traits de craie, il explique pourquoi le fleuve fougueux sculpte plusieurs fois des défilés profonds au cours de son périple de Lyon à la mer, alors qu'en passant plus à l'ouest il aurait pu se façonner de larges et douces vallées, comme du reste il l'a fait d'un défilé à l'autre. Guillaume est impressionné par la démonstration. Il la restituera brillamment à la composition et cela lui vaudra la première place. En histoire, c'est Hamidou qui excelle. Choupette semble enchanté de ce partage, qui crée une saine émulation entre les principales composantes de sa classe. Il ne restera pas long-temps : l'Université l'attend.

L'année suivante, retombés dans l'ornière de l'enseignement du Mou, Hamidou et Guillaume sont consternés lorsqu'à l'issue de la première composition d'histoire, le second émerge avec la meilleure note alors que le premier disparaît dans l'anonymat. C'est grossièrement injuste mais les deux garçons, s'en ouvrant l'un à l'autre, concluent qu'il n'y a rien à faire, sinon se répéter l'aphorisme sur le bonheur d'être pris pour un con par un con.

Contrairement à ce que le bon sens suggère, les résultats de Ben Makach au brevet et au bachot n'étaient pas infâmants. Peut-être le bon niveau de l'enseignement scientifique y était-il pour quelque chose ? Domino avait-il su imposer son autorité dans ce domaine, sacrifiant seulement le domaine littéraire aux exigences de son supérieur ? En première, dans la classe de Guillaume un quatuor de brillants mathé-maticiens se disputait les honneurs du classement. On les appelait " le carré magique ". L'un d'eux sera ministre de la jeune nation algérienne, les trois autres feront de belles carrières d'ingénieurs en France.

Et les arts d'agrément ? Grenouille, c'était son nom, avait transmis par ses gènes son talent d'ar-tiste à ses deux fils et deux filles, qui dans les quatre classes où ils se suivaient, étaient toujours et à juste titre les premiers en dessin. Cela lui suffisait. Que les autres se débrouillent à représenter un buste ou un vase de fleurs ou un vieux fruit ou je ne sais quoi d'autre, bref, l'objet posé sur le présentoir au centre de l'amphithéâtre et qui y resterait jusqu'à complète lassitude. Jamais on ne le vit s'arrêter derrière un élève pour lui donner des indications. Une fois seulement, (quelle mouche l'avait-elle piqué ?) fit-il un cours ex cathedra, le même à toutes les classes, des plus petits aux plus grands. LA PERSPECTIVE ! Comme les beaux jours arrivaient, il emmenait ses élèves " dessiner sur le motif " dans un coin du parc et tous y trouvaient leur compte. Mais le compte final, pour Guillaume, était dans la comparaison de son dessin de composition avec celui du fils Grenou-ille. Eternel second, il constatait que la distance entre eux ne cessait de croitre au fil des ans.

Le sport bénéficiait d'un très beau gymnase et de toutes les ressources du grand parc, espaces naturels et stades. En juin, le bassin d'irrigation servait de piscine. Deux professeurs se partageaient les effectifs. Dufour, bardé de tous les diplômes, avait l'usage exclusif du gymnase et faisait faire des exercices difficiles. Sa discipline de fer était bien acceptée par les " durs ", que le cheval d'arçon ou le trapèze stimulaient. De son côté, le gentil Sadoc, qui n'était pas diplômé et qui devait sa carrière à sa qualité de champion de France de cross-country, devait se contenter du parc ou, quand il pleuvait, d'un préau. A vrai dire, il faisait merveille à sa manière dans l'animation des sports collectifs et dans la mise en œuvre de l'hébertisme. Pourquoi tant de mépris à son égard de la part de Dufour ? Guillaume crut longtemps que ce n'était qu'une question de diplômes, jusqu'au jour où, comme il secouait un grand élève qui lui tenait tête, ce dernier le traita de sale raton. Il reçut une solide raclée, bien méritée. Quant à Guillaume, il apprit ainsi que Sadoc était arabe, ce que tous les autres savaient. Il apprit surtout qu'être arabe était pour beaucoup d'européens une tare indélébile.

Au lycée Ben Makach, Albert ni Guillaume ne se firent d'amis, ou plutôt, ceux qui étaient leurs amis avaient avec eux un lien extérieur au lycée. Pour décrire les relations ordinaires avec les autres enfants, il était plus juste de parler de camaraderie. Oui, il y avait bien une demi-douzaine d'entre eux pour lesquels chacun ressentait une affinité qui aurait pu déboucher sur une amitié si les familles avaient ouvert leurs portes. Mais, pour les pensionnaires envolés au loin ou enfermés entre les quatre murs du lycée à la fin de la semaine, cela était exclu. Pour les externes, les barrières élevées par chaque clan rendaient la chose improbable. Et comment se pratiquait la camaraderie ? Très simplement, par les jeux et par les interminables discussions. Il n'y avait là rien de particulier à Ben Makach.

Ce qui était particulier, c'était la présence des filles, dans un espace où elles n'auraient pas dû se trouver. Si la plupart, par leur attitude et par leur réserve, décourageaient les phantasmes des garçons, quelques-unes, aguicheuses, étaient devenues très populaires. Guillaume eut la chance de suivre de près le parcours flamboyant de Sylvie, avec qui il fit sa quatrième et sa troisième. Elle déboula un beau jour dans sa classe, provoquant un silence admiratif du haut de ses quatorze ans, avec sa silhouette de star américaine et sa cascade de cheveux blonds. Elle avait été renvoyée de tous les établissements de filles de la Ville Capitale et ce n'était qu'à l'entregent de son père, haut fonctionnaire au grand pouvoir, qu'elle avait dû son repêchage par Domino. Dans son parcours antérieur, les enseignantes avaient pu apprécier sa remarquable imperméabilité aux programmes scolaires. Il lui restait à faire la démons-tration de ses capacités dans l'art de la séduction. Pour cela, il lui fallait un partenaire. Archibut était tout désigné. Le seul à porter moustache, il avait suffisamment tchatché à propos de ses exploits amoureux pour se sentir une obligation morale de joindre l'acte à la parole. La première démonstration publique eut lieu dans la demi-obscurité de la salle de sciences naturelles. Le professeur, accaparé par la projection de photos d'animalcules, n'était pas en mesure d'évaluer les parades du couple d'humains assis sur deux grands tabourets de laboratoire dans l'obscurité du fond de la salle. Mais quelques élèves à la curiosité toujours en éveil avaient préféré suivre cette manipulation, plutôt qu'accumuler des notions complexes sur la reproduction des amphibiens. Ils en eurent pour leur argent et purent généreusement rapporter à leurs camarades tout ce qu'en pareille circonstance on pouvait faire, assis, avec les mains et la bouche.

La réputation de Sylvie grandit de jour en jour, le récit de ses exploits s'enrichissant d'épisodes en partie imaginaires, construits sur des observations incertaines et sur la vantardise de ses favoris. Tout ceci était joyeux et ne prêtait pas à conséquence.

Les choses prirent un tour déplaisant lorsque l'année suivante, la fin de l'année scolaire s'annonçant avec la certitude du départ de Sylvie vers d'autres horizons, une bande de frustrés organisa un assaut en groupe à la fin d'un cours de géographie animé par le fameux Choupette. Ils furent bien six à la coincer dans la porte à la fin de la classe et à la peloter sans ménagements pendant de longues secondes, jusqu'à ce que ses cris d'orfraie et ses coups de griffes lui rendissent la liberté. C'était le vendredi à la dernière heure de classe et cela se reproduisit encore deux fois sous l'œil ahuri de Choupette, qui n'avait pas de réponse pédagogique à ce simulacre de viol collectif, par ailleurs très instructif pour lui comme échantillon de géographie humaine. Par la suite, il autorisa la jeune fille à sortir un peu en avance.

Sylvie, qui allait sur ses seize ans, ne fréquenta plus d'établissement scolaire. Vouée à des cours par correspondance lui épargnant tout risque de sur-charge intellectuelle, elle fit dans le firmament de la Ville Capitale une trajectoire d'étoile de première grandeur, qui culmina avec la félicité très brève du principal collaborateur de son père, quadragénaire chargé de famille aussitôt muté en métropole. Plus tard elle épousa un jeune et brillant haut fonctionnaire, qui reçut en dot un avancement inespéré de l'autre côté de la Méditerranée. Comme Jeanne et le beau-père de Fernand, ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants.

La disparition de Sylvie créa un vide. Albert avait passé son bac et poursuivait ses études au Grand Lycée. Il était écrit que Guillaume serait encore témoin de premier rang d'un nouvel épisode des scandales de Ben Makach. Vermot, un élève de sa classe jusqu'alors passé inaperçu, ne fut plus appelé que Vermot le couleau lorsqu'il fut avéré qu'il avait des rapports homosexuels avec Archibut. Ce dernier, qui s'en vanta, en tira tous les honneurs dans le rôle du mâle, alors que Vermot subissait opprobre et mépris. Ainsi en était-il au Maghreb, peut-être par héritage des turcs. D'autres adolescents tirèrent parti des penchants du malheureux, le retrouvant dans les chiottes pendant les classes ou dans le parc à l'occasion. Plus personne ne lui parlait, hormis Verdier, un garçon imprégné d'esprit de charité, qui tentait, par de longues discussions pendant la grande récréation, de le sortir de l'ornière et de le ramener sur le droit chemin. Mais le vice prend des engagements qu'il ne tient pas.

Albert avait réussi son premier bachot haut-la-main. Il restait à Guillaume à suivre la voie qui lui était tracée. Mission accomplie, en descendant au Grand Lycée il franchissait la porte de l'adolescence et il entrait dans un monde moins singulier, plus conforme au modèle proposé par la Métropole.

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